Chlordécone aux Antilles, quand une pollution chimique agricole empoisonne toute une population.
La Guadeloupe et la Martinique sont, depuis les années 90, confrontées à un grave problème de contamination de milieux naturels, sols, eaux et sédiments de rivières, et jusque dans la mer, par des produits phytosanitaires, notamment le chlordécone, pesticide perturbateur endocrinien, employé entre 1972 et 1993 (et même au-delà) pour lutter contre le charançon du bananier, insecte ravageur venu d’Asie du Sud-Est. L’agriculture vivrière locale est victime de cette pollution, alors que les bananes de l’agriculture industrielle sont essentiellement exportées vers la Métropole.
Le chlordécone, pesticide longtemps « protégé » aux Antilles
En 1972, le chlordécone, qui ressemble au DDT, a remplacé le lindane pour lutter contre les charançons des bananiers*. Du début des années 1970 à 1993, les planteurs de bananes de Martinique et de Guadeloupe ont eu recours massivement au chlordécone, sous diverses formes commerciales. D’abord un produit américain, le Képone. Mais le Képone a été interdit dès 1976 aux Etats-Unis. Les stocks de Képone permettent aux agriculteurs antillais de continuer à en utiliser encore après 1976.
Qu’à cela ne tienne, arrive la société française Lagarrigue, et son directeur général Yves Hayot, propriétaire d’une distillerie (rhum Saint-Etienne), et grand lobbyiste en faveur du chlordécone. La société Lagarrigue fait produire au Brésil un produit à base de chlordécone, sous la marque Curlone. Jusqu’à l’interdiction de la Curlone en 1990, mais l’écoulement des stocks a continué bien au-delà de cette date. Les planteurs décidaient, les ouvriers agricoles exécutaient.
Les Antillais à l’épreuve des conséquences sanitaires du chlordécone
Pourtant, dès 1979, l’OMS avertissait de la dangerosité de ce produit. Risque de prématurité et d’effets négatifs sur le développement cognitif et moteur des nourrissons, réduction de la fertilité, cancers de la prostate, cancers du sein et des ovaires, endométrioses sévères. Mais la prise de conscience a été tardive. On s’est rendu compte dans les années 90 que le chlordécone avait pollué les deux îles à grande échelle, et pour longtemps : pour plusieurs siècles, pense-t-on, donc pour des générations.
D’après une étude de Santé Publique France publiée en 2019, plus de 90% des Guadeloupéens et des Martiniquais — soit 800.000 habitants — sont aujourd’hui contaminés, essentiellement par voie alimentaire. Avec notamment un record du monde des cancers de la prostate (taux d’incidence 220 nouveaux cas pour 100 000 hommes contre 90 pour 100 000 en Métropole).
Et la pollution des sols contamine les produits de l'agriculture vivrière, au détriment des populations les plus fragiles, en particulier les femmes enceintes.Sans réponses publiques qui soient à la hauteur des enjeux.
Les Antillais à l’épreuve des conséquences sociales du chlordécone
Sur place, des mouvements populaires réclament justice depuis des années : Un empoisonnement criminel qui aura duré des décennies avec la complicité de l’État français accordant des dérogations pour un pesticide interdit en France. » « La plus grande humiliation que le peuple martiniquais ait eu à subir depuis l’abolition de l’esclavage »**.
Une source de conflits entre les habitants et les grands groupes, comme le Groupe Bernard Hayot (GBH), propriété du frère d’Yves Hayot (cité précédemment), et grand groupe de distribution, très installé aux Antilles. Le Groupe Bernard Hayot est issu d’une famille « békée » installée en Martinique au XVIIe siècle et qui a prospéré, dans un premier temps, avec « l'exploitation de « l'or blanc » (le sucre) par l'esclavage »***.
Dégâts sanitaires, inégalités sociales, lenteurs de la justice face aux demandes de réparation encore inabouties bien que déposées dès 2006, ce sont autant de facteurs qui nourrissent rancœurs, inquiétudes et colères.
L’histoire du chlordécone est une source de relations conflictuelles entre « grandes familles » et « petit peuple » ; et au-delà entre la Métropole et la population antillaise.
Préserver les écosystèmes et les dignités
Les dégâts sanitaires et sociaux provoqués par la chlordécone aux Antilles nous montrent la necessité d’une vraie transition agricole et alimentaire vers une agroécologie de qualité. Pour la sécurité alimentaire et la santé de tous, et pour mieux vivre ensemble.
Pour en savoir plus, on peut lire le livre du chercheur CNRS-ingénieur en environnement Malcolm Ferdinand : Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen. Editions du Seuil.
« Face à la tempête, ce livre est une invitation à construire un navire-monde où les rencontres des autres humains et non-humains sur le pont de la justice dessinent l’horizon d’un monde commun »****.
Suzanne Bourdet Michel Faye
* https://jardinage.lemonde.fr/dossier-1731-charancon-insecte.html. Il existe différentes sortes de charançons, qui attaquent les céréales, le palmier, le bananier…
**https://reporterre.net/Le-chlordecone-et-l-impunite-empoisonnent-les-Antilles
*** https://fr.wikipedia.org/wiki/Groupe_Bernard_Hayot
**** https://www.seuil.com/ouvrage/une-ecologie-decoloniale-malcom-ferdinand/9782021388497
Images et rencontre avec le chercheur Malcolm-Ferdinand : https://www.youtube.com/watch?v=a7AqWZbwOJQ
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